Ce qui s’est dit… le 13/06/2014
Smartphone est aussi
dans les colonnes
de Libé
Smartphones : je peux pas, je suis au combiné
Les saynètes de Judith Aquien décrivent avec humour les dépendances au téléphone portable.
Il y a celui qui flashe son repas à tout va et finit par manger froid. Celle qui vérifie son maquillage sur son miroir électronique. Ceux qui se transforment en agence AFP, dopés à l’actu. Ceux qui l’embarquent aux toilettes pour jouer à Candy Crushsur le trône. Et d’autres qui cherchent leur prochain plan cul ou sextotent en réunion. Ces drôles de pratiques téléphoniques, ces habitudes parfois absurdes pour lesquelles on dégaine son smartphone, Judith Aquien les a compilées. Dans Peut-on vivre sans smartphone ?, cette architecte web, passionnée de linguistique, dresse un état des lieux des usages qu’on fait de nos téléphones portables. «On continue d’imaginer que dans le futur, on sera assisté de robots, un peu comme R2D2, qui feront tout pour nous. Mais ces robots existent en fait déjà ! Le smartphone est devenu notre meilleur ami, notre meilleur allié. Il est à la fois un entremetteur, une boussole, une calculatrice, notre photographe, un coach, un juke-box ou une Maïté portatifs…»
«Vitrine». Elle décrit, dans de rigolotes saynètes inspirées de ses amis, de sa famille et d’elle-même, drôlement illustrées par Quentin Vijoux, comment on sous-traite à ces téléphones toute une série de tâches. Comment «on baisse la tête plutôt que de lever les yeux» pour vérifier la météo. Comment les parents sortent «une baby-sitter de leur sac» pour occuper les enfants. Ou comment, à force de selfies et de statuts drôles sur les réseaux sociaux, «l’écran devient la vitrine de votre vie». Et agrémente le tout d’une avalanche d’études pour montrer l’usage de plus en plus compulsif des téléphones. On vérifie en moyenne son portable 150 fois par jour. 74% des propriétaires de smartphones l’utilisent au restaurant. 45% des parents admettent que leurs enfants de 3 à 9 ans s’en servent plus ou autant qu’eux. Et 9% des Américains l’utiliseraient pendant l’amour.
Mais l’auteure prévient : son livre n’est pas une critique azimutée des téléphones intelligents qui nous rendraient bêtes, méchants et assistés. «Je suis la première à glander pendant des heures sur mon téléphone et à laisser croupir un bouquin au fond de mon sac pendant des mois ! défend la trentenaire. Je ne suis pas dans le jugement à tous crins, mais l’idée est de prendre un peu de recul et de se demander comment mieux vivre avec.»
Pour prendre de la hauteur, elle convoque des penseurs. Philosophes, sociologues, linguistes… De Nietzsche à Lacan, en passant par Jean-Paul Sartre ou Guy Debord, Winnicott et même Joël Collado – oui, oui, le présentateur météo. «Si le smartphone est nouveau, les problématiques qu’il soulève sont en fait vieilles comme le monde, souligne Judith Aquien. Cet outil nous permet d’assouvir, de combler une série de besoins humains – communication, séduction, assurance d’être en bonne santé, etc. – qui sont les mêmes qu’avant…»
«Curseur». Le besoin de toujours savoir le temps qu’il fait ? Elle cite Lucrèce dansDe la nature des choses, qui y voit un danger car la météo «éloigne les hommes de leur sagesse par la peur qu’elle engendre». La multitude d’applis qui permettent de garder un œil sur la qualité du sommeil, le nombre de calories ingurgitées ou de pas effectués par jour font écho, d’après elle, à la société de contrôle de Foucault dansSurveiller et Punir. Quant à la caresse de Levinas, porteuse d’une promesse érotique, Judith Aquien l’associe de plus ou moins près à la tentative d’approche d’un sexto. Et quand on simule une conversation au téléphone pour esquiver une situation relou, la problématique est la même que dans le Misanthrope de Molière.«Tout est une question de curseur, plaide Judith Aquien. Bien sûr, on peut devenir dépendant, y perdre notre individualité. A nous de remettre le smartphone dans sa fonction d’outil.» Dans les situations d’évitement, par exemple quand on fait semblant de recevoir un SMS ou un appel, c’est comme «un nouveau code qui offre la possibilité de préserver un égard envers les autres et de ne pas leur dire frontalement qu’ils nous emmerdent». De la bienséance, en somme.
Peut-on vivre sans smartphone ? de Judith Aquien et Quentin Vijoux, éd. Contrepoint 2014, 112 pp., 12,90 €.