Ce qui s’est dit… le 08/03/2015
« Le popféminisme,
c’est aussi du féminisme« ,
dans Citazine.fr
Le popféminisme, c’est aussi du féminisme
par Dorothée Duchemin
Quel point commun entre Nicki Minaj et James Conolly ? Entre Kurt Cobain et Buffy, la tueuse de vampires ? Entre Jane Austen et un vibromasseur ? Tous sont des féministes en puissance, mais « que personne n’a vus venir ». Ces « 30 féministes que personne n’a pas vus venir », la jounaliste féministe Johanna Luyssen leur consacre un livre. Ni Olympe de Gouges ni Elisabeth Badinter n’ont été évoquées. Ici, seuls les féministes qui s’ignorent ou que l’on ignore ont droit de cité. Interview.
Le livre est préfacé par Beth Ditto, la chanteuse de Gossip. Que représente-t-elle aujourd’hui pour le mouvement féministe ?
Il me semblait que Beth Ditto était la personne idéale pour préfacer ce livre. Elle me touche car elle n’a pas eu toutes les clefs pour réussir dans la vie (dans la préface elle se décrit comme une “queer fat working class woman”, c’est-à-dire une femme prolétaire, lesbienne et grosse). On imagine les difficultés qu’elle a pu rencontrer pour s’affirmer en tant que femme grosse et prolétaire dans le monde dans lequel on vit. Tout n’a pas été facile dans son parcours, mais pourtant, elle y arrive. Elle réussit. Et elle encourage les femmes à s’accepter, à accepter leur corps, quel qu’il soit – car il n’aura échappé à personne que Beth Ditto est grosse mais qu’elle aime s’habiller avec élégance. Par ailleurs elle se réfère régulièrement à Simone de Beauvoir, s’engage volontiers à la fois en féminisme et pour défendre les droits LGBT – les deux sont intimement liés à mon sens. En somme, elle représente un féminisme que je pourrais qualifier de “pragmatique”. Un féminisme de “girl next door”, qui n’est absolument pas bourgeois, qui est inclusif, généreux.
L’une des entrées du livre est consacrée à Charlie Hebdo. Sa présence était-elle prévue avant l’attaque des frères Kouachi ? Perçu par certaines féministes comme un canard sexiste, Charlie Hebdo fait pourtant partie de vos féministes. Pourquoi et comment Charlie entretient-il depuis des années ce que vous appellez un « malentendu » et pourquoi teniez-vous à le réhabiliter ?
Il m’est impossible de savoir si j’aurais écrit sur Charlie Hebdo avant le 7 janvier. En revanche, j’ai souvent été frappée par le malentendu qui me semblait exister entre les féministes et ce journal, que je connais bien pour l’avoir dévoré avec ardeur quand j’étais adolescente. Ce journal m’a ouvert bien des portes de ce monde, entre autres celles qui m’ont menée, plus de dix ans plus tard, à écrire sur le féminisme. Par ailleurs, ce journal, dans sa variété de sensibilités et de signatures, a été et est toujours sensible à ces questions. J’ai voulu montrer qu’au-delà des caricatures qu’on a pu faire d’un journal égrillard (ce qu’il fut parfois), il y a aussi du féminisme. Ils en ont même fait un hors-série en 2011. Il suffit de les lire pour se rendre compte que ces questions les travaillent, de Luz à Gérard Biard, en passant par Catherine Meurisse…
Dans ce même texte, vous parlez de l’idée reçue qui veut que les féministes n’ont pas d’humour. Est-ce la raison pour laquelle les féministes « tristes » ne figurent pas dans le bouquin ? Ne craignez-vous pas que ce livre soit perçu comme une opposition entre « féminisme sérieux » et le popféminisme « léger » capable de « déconner » ?
Pourquoi opposer un féminisme “sérieux” à un féminisme qui serait “léger” et pop ? C’est justement l’ambition de ce livre : montrer que la gravité et la légèreté forment un ensemble hétérogène, et qu’ils cohabitent parfois (comme dans la vie, d’ailleurs). De toute façon mes sujets ne sont pas toujours “gais” : je parle de James Connolly, par exemple, qui a perdu la vie pendant la Révolution irlandaise. De Paul Milliez qui a témoigné lors du procès de Bobigny. De Lucien Neuwirth et de la pilule, et des drames de cette époque où la contraception n’existait pas. Je parle des sorcières sur le bûcher. D’un écrivain yéménite contemporain, Ali al-Muqri, objet d’une fatwa… Ces gens ne sont pas des féministes forcément pop et déconnants ! C’est le traitement de mes sujets qui est… je ne dirais pas léger, je dirais oblique. Je cherche plus davantage à aller dans des chemins de traverse que de faire de l’humour. Et concernant cette théorie qui dit que les féministes n’ont pas d’humour, elle me semble si absurde que je l’évoque simplement… au détour d’une blague.
D’entrée, on attaque avec Nicki Minaj, s’agit-il de planter le décor : le féminisme n’est pas forcément intello et politique ?
Oui, sans doute. Je voulais surprendre… Par ailleurs le but du livre est de raconter que le féminisme se niche partout : dans les fesses de Nicki Minaj comme dans les livres de Beauvoir. Je ne mets pas les deux sur le même plan, loin de là : je sais qu’il y a une différence entre la théoricienne du féminisme moderne et une rappeuse à succès. Mais il m’importait de raconter que Nicki Minaj, en dépit de ses poses alanguies, développe aussi quelque chose qui participe du féminisme contemporain.
Un mouvement protéiforme
Quelle est l’intention du livre et pourquoi le paysage des ouvrages féministes en avait-il besoin ?
L’intention du livre est de parler du féminisme en empruntant des chemins de traverse. Je ne pense pas que le paysage actuel manquait singulièrement de quoi que ce soit mais en revanche, je suis heureuse de faire rimer ce mot avec “pop culture”.
Le féminisme visible, officiellement estampillé « féministe », manque-t-il selon de vous de modernité ? Est-il en décalage avec son époque ?
Le féminisme “visible” est hétérogène, varié, mouvant. C’est un mouvement trop composite pour être réduit à une seule chose. Comme dans tout mouvement politique et social, il y a des gens qui sont modernes et d’autres qui le sont moins.
Est-ce l’une des raisons pour lesquelles beaucoup de jeunes femmes jugent le féminisme « has been » ?
Has been ou trop à la mode en ce moment ? J’entends dire les deux. Trop radical ou pas assez ? Trop violent ou trop gentil ? Trop nunuche ou trop intello ? Trop léger ou pas assez ? Les gens ont toujours quelque chose à reprocher au féminisme. Il ne semble jamais à leur convenance. C’est amusant, non ? Alors à ceux qui font ces reproches, je suggère de s’engager en féminisme et de tenter de réformer tout cela de l’intérieur… On peut bien entendu adresser des reproches à un mouvement hétérogène, donc forcément imparfait ; encore faut-il qu’ils soient faits en connaissance de cause.
Comment avez-vous choisi les 29 personnalités et le vibromasseur qui sont les 30 féministes du livre. Quels étaient les critères non-négociables pour en faire partie ?
Mon bon plaisir ! Plus sérieusement, les critères étaient de ne pas être seulement anecdotiques : je voulais, derrière chaque portrait, développer quelque chose, une idée. Par exemple pour Marilyn Monroe celui de la féministe objet. Pour 2pac, celui du rap conscient, etc.
Un dernier mot sur Buffy, la féministe battante par essence. Elle a marqué les trentenaires. La série s’est arrêtée et Buffy n’a pas trouvé de remplaçante. Ne manque-t-il pas une Buffy, ou même une Laura de Nicky Larson, actuellement sur le petit écran ?
Je trouve que les personnages de Daenarys Targaryen dans Game of Thrones ; de Brigitte Nyborg dans Borgen ; De Peggy Olson dans Mad Men sont intéressants en ce sens. Après il est vrai que nous n’avons pas, en ce moment, d’héroïne clairement féministe sur le petit écran. Cela dit je me réjouis de voir que les personnages de série sont bien moins archétypaux et ringard qu’avant : souvenons-nous de Ma sorcière bien aimée par exemple, qui était un monument réac et figé… Heureusement que les temps ont changé…
> Les 30 féministes que personne n’a vus venir, Johanna Luyssen, Editions Le Contrepoint, 2015.