Ce qui s’est dit… le 13/03/2015
« Déguster ce livre passionnant
et intelligent »
Trente choix totalement surprenants et inattendus : comme il l’est précisé sur la quatrième de couverture, l’ouvrage veut démontrer que l’on peut être féministe sans que les autres le sachent et même sans le savoir soi-même. Alors le regard aiguisé et imprévisible de Johanan Luyssen vient nous éclairer sur ces personnalités qui participent, à leur manière, à l’éternel combat pour les droits et l’égalité des femmes. Elle veut s’éloigner de ces femmes érigées traditionnellement au rang de saintes du féminisme, à l’instar de Simone de Beauvoir ou de Caroline Fourest, pour monter que cette lutte est avant tout une façon de penser.
Des féministes que l’on attendait vraiment pas
Dès la préface, amicalement rédigée par Beth Dito, la chanteuse de Gossip, on comprend l’essence et l’esprit de cet ouvrage : « Divine et Madonna ne correspondent peut-être pas à l’idée que l’on se fait des féministes, mais moi, enfant qui les voyais à la télévision, le message que j’en recevais était absolument féministe », écrit-elle.
Puis, s’en suivent les premiers portraits décalés, à commencer par Nicki Minaj. La chanteuse aux rajouts décolorés, aux bikinis trop petits et aux chorégraphies tapageuses, défend un message majeur : on peut être une femme et contrôler sa carrière, son argent, son emploi du temps… et sa sexualité. L’auteur prend l’exemple du clip Anaconda dans lequel la chanteuse se trémousse pendant de longues secondes devant un Drake bouillonnant qu’elle excite à fond. Mais alors, quand ce dernier ose effleurer les fesses de la belle, celle-ci lui rétorque un « pas touche » de la main et part fièrement.
Bien sûr, Johanna Luyssen use de beaucoup d’humour pour avancer ces arguments et croque avec malice ces personnalités. Tout aussi inattendues, on retrouve Marilyn Monroe qui serait une représentation précoce de la « carrer woman accomplie » et du pouvoir des femmes par un jeu de féminité exacerbée.
Elle voit des féministes partout
Johanna Luyssen ne se contente pas des personnalités ultra médiatisées de notre époque et dépoussière son livre d’Histoire pour dénicher des figures encore plus incongrues, et nous faire dépasser nombre d’idées reçues. Jane Austen, la célèbre écrivaine, prend alors un tout nouveau visage quand on apprend que son œuvre est particulièrement teintée d’ironie et que finalement, derrière ses personnages féminins soumis et lisses, elle critique « les mœurs rétrogrades de son temps et leur impact sur la vie des femmes ».
L’héroïne d’Autant en emporte le vent, Scarlett O’Hara perd, elle aussi, son traditionnel costume de « garce sudiste égoïste et amorale » pour devenir un modèle de résilience, de courage et de liberté. Dans certains portraits, le féminisme se dé-personnifie même et se traduit par le vibromasseur, véritable révolution pour la liberté sexuelle de la femme, ou encore par les plissés d’Issey Miyake, vêtement qui n’oppresse pas le corps, véritable pied-de-nez à la torture qu’est traditionnellement la mode féminine.
La culture pop
Johanna Luyssen laisse la part belle aux séries-télévisées dans sa sélection, à commencer par un ancêtre du sitcom, I love Lucy. Mais l’un des cas les plus marquants reste Buffy contre les vampires qui déconstruit les clichés sexistes et offre à l’histoire télévisuelle son premier, et peut-être encore unique, personnage féminin qui rêve de rentrer dans le groupe de pompom girls, tout en combattant seule de méchants vampires. Sarah Michelle Gellar a bien incarné l’une des jeunes femmes les plus libres du début des années 2000. Ainsi l’auteur propose, sur la fiche consacrée à Tony Micelli, une comparaison entre Madame est servie, qui éclaire une vraie mutation sociale des années 80 qui est que « le patron est une patronne », face à Ma sorcière bien aimée, rétrograde à souhait qui parle d’une « sorcière au foyer ».
Et les hommes dans tout ça…
Le féminisme n’est pas qu’une affaire de femmes et c’est bien ce que veut prouver Johanna. Kurt Cobain et les textes de ses chansons ou encore les dessinateurs de Charlie Hebdo, et ce malgré les accusations de misogynie, sans oublier le président Carter, tous ont posé leur pierre à l’édifice de cette grande lutte.
Avant de déguster ce livre passionnant et intelligent, quelques questions à l’auteur :
Vous n’avez choisi que trente représentants du féminisme, particulièrement inattendus et surprenants. Dans une telle diversité, on se demande quels ont été vos critères de sélection ?
Johanna Luyssen : Ma sélection s’est faite avant tout selon mon bon plaisir, je dois dire… Mes petites obsessions par exemple, comme Tony Micelli dans Madame est servie. J’ai aussi voulu rendre hommage à des féministes parfois oubliés (Paul Milliez, Françoise Parturier), parfois méprisés (Yoko Ono, Nicki Minaj), ou franchement inattendus (Jane Austen, Charlie Hebdo). J’ai voulu mélanger personnages fictifs et historiques, contemporains, parce que je pense qu’on se construit aussi à l’aide de personnages de fiction : beaucoup de trentenaires ont grandi à l’ombre du modèle Buffy par exemple. Les personnages de dessins animés, films, séries télé nous influencent, c’est évident. J’ai voulu écrire un livre qui serait un point de départ pour s’intéresser au féminisme, j’ai voulu qu’il soit un kaléidoscope de ce qu’est ce mouvement : varié, beau, riche. J’ai voulu prendre les gens par la main et les amener vers ces questions en douceur. J’espère qu’ils prolongeront leur réflexion en lisant, regardant des films, en en parlant autour d’eux.
Mais si vous ne deviez choisir qu’une seule figure féministe, quelle serait-elle ?
Johanna Luyssen : Une seule figure à citer c’est trop dur ! Mais je pourrais citer, au fond, la femme à qui ce livre est partiellement dédié : Dominique Desanti. Militante féministe, signataire du Manifeste des 343, intellectuelle de premier plan, épouse du philosophe Jean-Toussaint Desanti avec qui elle avait théorisé une forme d’amour libre, un pacte sartrien où leur couple se renouvelait chaque année, comme un CDD. Elle était libre, franc-tireuse, brillante, drôle, belle aussi ; je l’ai rencontrée plusieurs fois et à chaque fois ce fut le même émerveillement. Elle est morte en 2011 mais je ne l’oublie pas.
Aujourd’hui, on ne peut plus défendre ses droits avec la même perspective que les Suffragettes. Quelle forme doit prendre la lutte féministe en 2015 ?
Johanna Luyssen : La lutte féministe en 2015, s’agissant de la France a changé en cela que les droits fondamentaux sont inscrits dans la loi (vote, égalité, etc). Mais les inégalités persistent, nous le savons : nous sommes sous-payées, sous-représentées, parfois discriminées. La lutte féministe doit donc continuer, d’abord en faisant respecter les lois existantes, en les améliorant ; ensuite en contribuant à lutter contre les stéréotypes. A mon niveau de journaliste, par exemple, j’appartiens à un collectif de femmes journalistes qui s’appelle Prenons la une, dont l’ambition est de lutter contre les stéréotypes sur les femmes dans les médias (quand les femmes politiques systématiquement réduites à leur physique, par exemple) et de rendre les femmes moins invisibles, de manière générale. La lutte contre le sexisme ordinaire est un combat de tous les instants, et il nous concerne tous et toutes.
On le voit avec la récente campagne d’Emma Watson HeforShe, mais aujourd’hui, le féminisme doit-il vraiment passer par la voix des hommes ?
Johanna Luyssen : Oui, le féminisme du XXIème siècle est inclusif, bien entendu. Aux débuts du MLF, dans les années 70, il était important pour les femmes de se retrouver entre elles, c’est pour ça que les mouvements étaient souvent non-mixtes. C’est quelque chose de très typique ce désir de se retrouver entre soi lorsque naît un mouvement politique, c’est très humain ce désir-là. En revanche, aujourd’hui les temps ont changé, et bien entendu que les hommes sont partie prenante de ces mouvements : une société plus égalitaire, au final, profite à tout le monde : c’est avant tout une société plus heureuse.
A lire absolument : Les 30 féministes que personne n’a vus venir, de Johanna Luyssen. Illiustrations d’Enora Denis. (éditions Contrepoint, mars 2015)